Librairie N.

Conseillé par (Libraire)
17 novembre 2020

Burlesque et satirique

"- Et ceci n'est donc pas un asile ? Je veux dire, ce n'est pas un endroit où l'on soigne les fous ?
Il répondit que non.
- Très bien, dis-je. En ce cas, ou c'est moi qui suis fou à lier, ou il s'est produit un évènement tout aussi abominable. Maintenant, réponds-moi, en toute honnêteté et en toute sincérité, où suis-je ?
- À LA COUR DU ROI ARTHUR. "

Je profite du confinement pour découvrir de nouveaux classiques, à lire depuis un certain temps (je dirais Étonnants Voyageurs 2018 dans ce cas précis). Aujourd'hui un roman de Mark Twain (1835-1910) publié en 1889. Twain est un géant de la littérature américaine dès les années 1870, un maître de la satire féroce et de l'humour burlesque. Il fut un pionnier en littérature en employant l'idée du voyage temporel. De quoi s'agit-il donc ici ?

Un contremaître d'une usine Colt prend un vilain coup sur la caboche et se retrouve transporté du nord des États-Unis au Royaume de Bretagne en 528, à l'époque du roi Arthur.

Esprit pragmatique, prosaïque et industrieux, ce dernier va bientôt profiter de ses connaissances (il prédit au départ une éclipse de soleil, Hergé n'aura rien inventé) pour se faire passer pour un puissant magicien et "réformer" le royaume selon ses vues. La confrontation de ces deux univers amènent ainsi son lot de situations grotesques et de réflexions anachroniques.

Le burlesque de Twain se caractérise par l'emploi de termes comiques pour évoquer des choses nobles (ici le cycle arthurien avec sa quête du Graal, l'amour "courtois", etc.) et fonctionne à plein : les chevaliers errants deviennent des hommes-sandwich, les nobles Lancelot et Gauvain chargent avec comme monture un vélo, notre héros gagne un tournoi grâce à son lasso.

Mieux, il cite directement et à de nombreuses reprises La Morte d'Arthur de Thomas Mallory, roman fondateur de la littérature anglaise datant du XVe siècle pour se moquer de ses archaïsmes et de ses répétitions grotesque pour décrire les mêmes affrontements chevaleresque barbants.

Néanmoins le burlesque chez Twain fonctionne dans les sens. S'il se moque de la chevalerie, comment ne pas s'interroger sur notre yankee, un homme qui n'hésite pas à façonner un pays tout entier selon sa volonté. À quel prix et pour quel résultat ? Quant aux processions d'esclaves sous le royaume d'Arthur, les passages sont directement tirés d'un récit d'esclavage datant de 1837. Rappelons que Mark Twain est né dans le Missouri et que le roman est publié en 1889...

Nous voici face à un parfait mélange entre un divertissement réussi et une critique radicale de son époque et de ses héros par le biais d'un déplacement temporel et géographique de l'action.

Un grand bravo aux éditions l'Oeil d'Or pour ce très bel ouvrage éditorial, magnifiquement illustré des gravures de Sarah d'Hayer. On saluera également la postface éclairante des éditeurs Jean-Luc À. D'Asciano et David Meulemans pour la compréhension du burlesque comme genre littéraire et le contexte de création de l'œuvre de Mark Twain, pré-requis que tous les lecteurs français comme moi ne maîtrisent pas nécessairement.

Martin

Conseillé par (Libraire)
7 novembre 2020

Le classique par excellence

Le confinement peut être l'occasion de lire ou relire des classiques tombés dans un relatif oubli.
Aujourd'hui Leo Perutz, auteur viennois du début du XXeme siècle et un des maîtres du roman historico-fantastique à suspense.

1701. Deux hommes, un voleur et un déserteur d'ascendance noble, cheminent ensemble dans la campagne de Silésie. Bientôt une rencontre les amène à sceller un pacte et à échanger leur identité pour échapper à l'échafaud.

Tous les thèmes chers à l'auteur se retrouvent ici condensés, que ce soit le mécanisme du manuscrit exhumé, la confusion tragique d'identités. Des personnages que la fatalité va ainsi rattraper irrémédiablement, celle-ci étant parfois personnifiée par le visage du diable en personne, jetant un trouble sur la véracité des événements narrés aux yeux du lecteur émerveillé...

Je vous recommande également ses différents textes réédités en format poche : aux éditions Zulma son premier roman datant de 1915, La Troisième Balle, baroque et échevelé, prenant pour cadre la conquête des Aztèques par Hernan Cortes.
Mais également au Livre de poche son recueil de nouvelles praguoises La Nuit sous le pont de pierre et Le Marquis de Bolibar, dont l'intrigue se déroule pendant la révolte espagnole contre les français sous Napoléon, Prix Nocturne en 1962. Entre autres chefs-d'œuvre car tous ses romans sont à lire obligatoirement vous l'aurez compris.

Martin

Les tribulations littéraires et burlesques d'un marque-page

Vampire Actif

Conseillé par (Libraire)
7 novembre 2020

Le compagnon infatigable et méconnu de nos jours

Voici un premier roman racé et élégant, sur une idée tellement bonne, simple et originale que l'on se demande pourquoi elle n'a pas été exploitée plus tôt.

" Rien à signaler. Si, la page. Mais ne suis-je pas fait pour cela ?"

Le journal d'un signet est donc le journal intime d'un marque-page (comme on le désigne plus prosaïquement de nos jours), acheté à la librairie-boutique du musée Gustave Moreau par Flore, jeune femme qui sera désormais pour lui La Liseuse.

" Marquer la page, un travail de sentinelle. Il y a là comme une fierté de monter la garde de la littérature. Je suis le signe qui fend le livre telle une épée et le divise entre passé et avenir comme l'aiguille d'une horloge. Mais je suis aussi la borne des contrées explorées et le poteau indicateur des terres à découvrir. "

Je n'en dirais pas beaucoup plus pour ne pas gâcher la magie de la découverte. Simplement que c'est un délice de se plonger dans l'intériorité d'un objet inanimé soudain doué de raison, et de voir jusqu'où l'auteur a réussi à creuser et développer des situations qui font mouches et interrogent le lecteur sur ses pratiques de lecture.

Le signet, objet de fétichisme, de collection, et maintenant objet romanesque dans ce très beau texte à l'élégance raffinée et au charme suranné des grands prosateurs n'ayant pas peur de la syntaxe complexe et du vocabulaire pointilleux.

Martin

Conseillé par (Libraire)
7 novembre 2020

Un conte au féminin

Le Chien Noir nous conte les malheurs d'Eugénie, fille du roi Cruel mariée de force par lui au mystérieux Barbiche. Étranger au charme subtil, il ne lui promet rien de moins que son émancipation future si, et seulement si, elle accepte de s'en remettre entièrement à lui. Enfermé dans un château au milieu d'une île, le piège de Barbiche va se refermer sur Eugénie.

Inspiré par Barbe-Bleue et La Belle et la Bête, Lucie Baratte nous propose un conte gothique et démontre qu'il est possible d'investir par le détour de cette forme littéraire intemporelle des problématiques on ne peut plus actuelles.
Le conte, et ses métamorphoses, est en effet un objet polymorphe, d'une souplesse insoupçonnée.

Un texte qui sous ses abords médiévals et des trésors de langue, sonne avant tout l'hallali sur le patriarcat et son oppression.

Il faut encore une fois saluer le travail éditorial des Éditions du Typhon dont c'est le 2ème texte dans la brillante collection " Les Hallucinés".
Ils enrobent par ailleurs ce texte d'une couverture magnifique et d'une postface bienvenue d'Élisabeth Lemirre, qui retrace la généalogie et l'importance du conte dans notre imaginaire collectif.

À lire à haute voix au coin du feu ou au soleil pour les plus chanceux des confinés.

Martin

Conseillé par (Libraire)
7 novembre 2020

Prix Mémorable 2020

Paru initialement en 1962, Et frappe le père à mort, titre inspiré de Shakespeare, est un roman majeur du courant littéraire des angry young men. Ce 5ème titre de l'écrivain John Wain nous place au cœur de l'Angleterre de la 2nde GM.

Alfred Coleman est professeur de grec dans une université de province. Marqué par son expérience des tranchées, la vie est faite pour lui de principes et d'un amour de la culture porté au pinacle.
Plus de refuge possible dans la religion après la boucherie certes, mais la civilisation du loisir n'a pas encore frappée aux portes du sévère professeur pour qui le travail passe avant le repos.

Son fils, Jeremy, a été autant façonné par ce père rigide que par l'absence d'une mère. Il cherche à bien faire mais le piano le ramène inlassablement au jazz, un loisir "pas sérieux". Il décide alors un jour de prendre la clé des champs. La rupture est consommée, Jeremy devra cheminer seul, rencontrant d'autres figures tutélaires, Tim le manager mythomane, et surtout Percy, le jazzmen afro-americain virtuose du trombone.

Cette querelle multiseculaire, l'affrontement d'un fils avide de liberté contre son père rigide et autoritaire dépassé par la vitalité de son enfant et par un paradigme de valeurs étranger à la civilisation qui l'a vu naître, se voit ici magnifier par des personnalités complexes refusant de transiger sur leur vision du monde.

Ce roman polyphonique sur fond de Blitz et de jazz dans des boîtes de nuit enfumées, de Londres au Paris de St-Germain des Prés, est donc une franche réussite tant dans sa construction, alternant les points de vue d'Alfred, Jeremy et de sa tante Eleanor, que dans son discours prônant la rébellion mais aussi la réconciliation.

Martin

Le travail des éditions du Typhon vient d'être salué récemment par l'obtention du Prix Memorable qui vise à promouvoir le travail d'éditeurs tirant de l'oubli des textes importants.