Eric R.

Editions de la Salamandre

Conseillé par (Libraire)
27 février 2023

Tendre et poétique

Jusqu’à nouvel ordre pour marcher il faut deux jambes, deux appuis. Edmond Baudoin depuis son enfance, avec son frère Piero, les possède et les utilise pleinement. La première de ces jambes s’appelle le dessin dont il décidé à l’âge de trente ans, après des années comme comptable, d’en faire son métier. La seconde se nomme le voyage, l’itinérance seul près de son village de Villars, dans l’arrière pays niçois, ou accompagné parfois pour des voyages lointains avec des compères comme Troubs ou Emmanuel Lepage. On peut y ajouter l’écriture puisque on désigne communément Edmond Baudoin comme le premier dessinateur de BD à raconter sa vie dans ses ouvrages, l’exofiction en avant première. Aussi est il bien le seul à s’étonner quand il nous déclare ne pas comprendre pourquoi on lui a demandé un livre sur la marche, dans le cadre d’une collection dédiée. « Nous sommes des millions à marcher. Pourquoi moi? ».

La réponse s’impose à elle même à la lecture de ce petit ouvrage touchant et sincère, comme d’habitude avec le dessinateur, qui fait effectivement un pas « hors des cases ». Mais pas tant que cela, tant ces cent quinze pages constituent un texte pictural. A travers les chemins près de chez lui, celui de Saint Jean, titre d’une de ces BD ou sa variante, vers Sarzit, puis ceux du monde entier, le Québec, la Colombie ou le Mexique, il laisse les traces au sol et sur le papier de son existence et nous donne à voir des paysages, des personnages comme il le fait avec son pinceau.

C’est doux, tendre et poétique. On y retrouve, Jeanne, sa mère, Piero, son frère mais aussi ses thèmes favoris, ses amours féminins et ses corps qu’il aime dessiner plus que tout et sur lesquels il arrive à poser cette fois-ci des mots. Les arbres des milliers de fois peints, fil rouge de nombre de ses ouvrages, sont aussi bien entendu présents et leur importance, expliquée. Baudoin, on a envie de l’appeler Edmond, montre comment la marche, même quand elle se fait près de chez lui à Paris, dans le Jardin du Luxembourg, se confond avec la vie. Combien elle est la vie.
On l’aura compris, ce livre d’écrivain ne peut se dissocier du dessinateur. Le pinceau, celui dont on se demande si il dessine en noir sur du blanc ou si il pose du noir pour laisser le blanc dessiner, ne peut vivre sans l’accompagnement du stylo, cet accessoire que le dessinateur met avec ses carnets lorsqu’il part en balade, en prévision du futur « chef d’oeuvre » qui l’attend au retour et s’évanouira au fil de sa réalisation. Il s’est tellement confié dans ses bandes dessinées, que l’on ne s’étonne pas de retrouver ici ses pensées intimes, sans filtre, ou si peu. Il se livre, se confie puisque « la vie est comme une balade ».
On marche dans le réel et dans l’imaginaire, sur le chemin et sur la page blanche, dans la jeunesse et dans la vieillesse, on marche seul et accompagné, dans la réalité et dans le rêve. On marche avec.
Les lecteurs de BD de Baudoin retrouveront leur compagnon de lecture et de route, comme un complément indissociable des ouvrages graphiques. Les autres découvriront un homme attachant, sincère, et auront probablement envie d’aller à la rencontre de ses dessins exceptionnels. Toutes et tous souhaiteront prendre un sac à dos et marcher avec lui. Au moins par la pensée tant Baudoin fait un formidable compagnon de voyage.

Conseillé par (Libraire)
21 février 2023

Instructif !

A l’origine : l’exceptionnelle quadralogie d’Emile Bravo intitulée Spirou. L’espoir malgré tout. L’auteur raconte les années de guerre en Belgique du groom après sa naissance sous le crayon de Rob-Vel en 1938 et avant sa réapparition en 1946 par Franquin. Dans ce récit initiatique, Spirou est confronté à tous les évènements du conflit mondial: rafle, antisémitisme, Auschwitz, bombardements, Gestapo. Au fil des pages se noue une forte relation amicale de Spirou avec le peintre juif Felix Nussbaum, personnage réel, décédé à Auschwitz-Birkenau en 1944.

C’est cette fresque exceptionnelle qualifiée « de la bande dessinée la plus importante écrite sur la Shoah depuis Maus d’Art Spiegelman » par le commissaire d’exposition Didier Pasamonik, associée à la lecture de La véritable histoire de Spirou (1937-1946) de Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernaut (Dupuis 2013), qui incita à la création de cette exposition et de son remarquable catalogue.

Les 4 tomes de la BD de Bravo constituent le fil conducteur de l’ouvrage. Après les premières pages consacrées à la création de Spirou par Rob-Vel, le scénario de L’espoir Malgré Tout, structure les chapitres du livre. La fin de l’ouvrage s’accompagne d’une interview passionnante d’Emile Bravo. 


Magnifiquement mis en page, construit intelligemment, accompagnés d’illustrations, de documents d’archives passionnants. Les amateurs de BD y trouveront leur compte. Les amateurs d’Histoire aussi.

Conseillé par (Libraire)
21 février 2023

Le défi de la gemellité

Après Pucelle, Jumelle. 2 titres secs à la consonance proche. On devine que l’autrice, Florence Dupré la Tour, poursuit sa veine autobiographique et sa quête de l’intime, de l’enfance d’expatriés en argentine à la maison champenoise de Nagot. Après avoir exploré sa découverte de la sexualité, elle recherche la dimension qui « la définit le plus et en même temps l’empêche de se définir »: la gémellité. Etre unique tout en ayant un double. Tout au long de ces 176 pages ce paradoxe est décliné à la recherche d‘une réponse impossible.

Son dessin très coloré, qui allie l’innocence de l’enfance à la violence des sentiments, est une clé de voûte parfaite de cette quête. Comment mieux exprimer l’unicité qui attache Florence et sa soeur Bénédicte qu’en les plaçant sous une bulle symbolique? Une rouge et une bleue mais un corps unique qui dit « on » à la place de « je », que l’on appelle indissolublement Florence et Bénédicte et où la pensée commence par « nous ». Jumelle sans S dit le titre car il s’agit bien de la vision personnelle et unique de Florence qui nous est contée, de la cohabitation dans le liquide amniotique jusqu’à l’âge de onze ans et la découverte des premiers émois physiques.

Comme dans Pucelle l’autrice réussit à retrouver les sentiments originaux, bien entendu à les interpréter mais encore plus sûrement à les comprendre à l’aune de sa pensée d’adulte. Florence Dupré la Tour n’a rien oublié des détails qui font la vie mais aussi les moments de bascule anodins sur l’instant mais marqueurs profonds des bouleversements de l’existence. Force à la naissance et au cours des premiers mois, quand les foetus puis les corps se protègent mutuellement, la gémellité devient de plus en plus souvent une source de questionnement à l’heure de la construction, de l’apprentissage, de la prise de conscience personnelle. Le « Je » s’invite alors et les premiers émois physiques accentuent le trouble surtout lorsque Florence ne peut s’imaginer qu’en garçon.

Jumelle est aussi une chronique de l’enfance ordinaire. Jamais l’autrice ne néglige la violence inhérente à cette période de la vie où les filtres n’existent pas et où les sentiments s’expriment de manière abrupte. Le père qui ignore les jumelles à leur naissance, la mère concurrente à son insu, ces parents devenus rivaux, les enfants de l’école perçus comme étrangers et étranges, autant de souvenirs qui font également de cet album un album de souvenirs de nos propres vies.

Conseillé par (Libraire)
15 février 2023

LA BD de ce début d'année

Attardez vous sur la couverture de « Hoka Hey! », feuilletez les 220 pages de l’album et vous aurez immédiatement un aperçu de la qualité exceptionnelle de l’ouvrage. Cela suffit pour constater que l’histoire que vous propose Neyef est une histoire de couleurs. Couleurs rougeoyantes du soir à l’heure des confidences au coin d’un feu sous un ciel étoilé. Couleurs pommelées des sous bois qui rappellent les tableaux ombragés des tableaux de Monet. Couleur jaune ou blanchâtre du lever du jour quand la cime des arbres appelle à s’ébrouer pour aller chercher de l’eau dans le ruisseau proche. Couleurs tamisées par les nuages des paysages infinis du Wyoming. Mais aussi couleurs des hommes. Rouge pour les indiens, blanc pour les colons, car nous sommes bien aux Etats Unis à la fin du XIX ème siècle. Les colons se sont imposés, les indiens vaincus et parqués dans des réserves. Pourtant un Lakota au visage barré de peinture rouge, et une femme au visage masqué par un foulard refusent de se soumettre. Ils tuent, pillent, volent l’argent des « wasichus », des blancs, avant de le brûler. Ils ont tracé dans le dos ou sur le visage une croix, celle qu’ils ont faite sur le monde qui les écrase, le monde des villes, du chemin de fer. A eux s’est joint un jeune roux désinvolte, il porte sur la poitrine un trèfle, il est irlandais. Les trois forment la bande de Little Knife que va devoir suivre, d’abord contraint et forcé puis librement un jeune indien, Georges, éduqué par les blancs, à la manière d’une pomme, « rouge dehors, blanc dedans ». On pense à un Little Big Man inversé.

Dès lors se déroule un périple mû par la vengeance, vengeance personnelle et violente de Little Knife, violence collective du trio contre les blancs qui massacrent les bisons, spolient et s’attribuent toutes les terres, détruisent et nient la culture des indiens Lakotas. Le récit est âpre, violent et ne se complait jamais dans la facilité des codes du western dont il respecte pourtant toutes les facettes. Chasseur de primes, réhabilitation des cultures indiennes, expansion territoriale des colons, trouvent leur place mais la pagination généreuse permet d’approfondir ces thèmes et les dialogues d’une précision au cordeau distinguent la philosophie de vie et l’animisme des Lakotas, de l’expansion et du matérialisme des blancs. La violence et la haine partagées, mènent le récit dans une logique noire et destructrice, où les meurtres se multiplient, la vengeance étant le seul sentiment qui subsiste aux Lakotas puisque la justice les ignore.
Neyef, pourtant éclaire parfois son sujet de tendresse et de douceur. La lumière baignant ses grands paysages dignes du CinémaScope nous invite à nous perdre et à regarder de plus près ces pierres, cette eau, ces nuages à qui les indiens prêtent une âme. Rarement ces étendues américaines, pourtant mille fois dessinées, ont procuré autant d’émotions, comme des personnages supplémentaires du récit..

« Hoka Hey! », ce cri, « En avant » du guerrier Crasy Horse, Neyef en fait une oeuvre puissante et originale qui va bien au delà de la Bd de genre. Il nous procure le plaisir immense de lecture d’un récit haletant aux multiples rebondissements. Une Bd incontournable dans une édition soignée.

Conseillé par (Libraire)
23 janvier 2023

Une fin jubilatoire

Ce qui est bien avec Pennac, en cette période de froidure, c’est qu’il nous donne des rendez-vous bien au chaud, comme des habitudes, des rituels, des envies de se glisser sous la couette pour y retrouver de bons vieux amis. Sous la couette mais en tout bien tout honneur bien entendu. On s’installe et il nous raconte ce qui arrive à cette famille Malaussène, famille tentaculaire dont on sait tout, ou presque, depuis plus de trente huit ans et le « Bonheur des ogres ».

C’est bien de connivence qu’il s’agit, celle forgée entre nous et ses personnages multiples, aux visages et aux formes si bien saisis par Tardi, aux noms et aux surnoms improbables et pour lesquels, il faut bien avouer, un arbre généalogique, en début, et un répertoire des personnages, en fin, nous aident à retrouver la trace. Juste pour vous remettre les idées à l’endroit, faire marcher votre cortex et votre mémoire. Sachez donc que vous allez retrouver Maracuja dite Mara, C’est un Ange dit Sept, la Juge Talvern dite Verdun mais aussi Claudia Cardinale et encore plus inédit JR faisant voler au dessus des toits parisiens, le cimetière du Père Lachaise.

Pas d’inquiétude pourtant, vous allez vite reprendre vos marques et le fil de l’histoire commencée il y a six ans. Dans le tome 1 de l’épisode précédent, « Le cas Malaussène: ils m’ont menti » des membres de la famille enlevaient un richissime homme d’affaires influent, Georges Lapièta, pour monter notamment une oeuvre artistique vivante, une « installation ». Mais chez les Malaussène, qui possèdent des amis chez les truands, les flics, les riches, les pauvres, rien ne se passe comme prévu et même avec le sourire les cadavres et les flaques de sang déboulent dans le premier escalier venu, celui des premières pages quand de faux flics et de vrais truands se tirent dessus avant de remettre cela quelques chapitres plus loin quand les mêmes recherchent un propriétaire de camion-librairie parti en balade pour des retrouvailles de nouveau troublées par des fusillades meurtrières. Vous l’aurez compris on ne s’ennuie guère et la construction habituelle de Pennac, qui saute de situation en situation, alternant les lieux, les personnages nous montre qu’en matière de roman policier il n’y a pas que les enquêtes millimétrées de Agathie Christie ou les ambiances noires de Dashiell Hammett. Il y a l’humour, la tendresse de Belleville. Et ces monologues de Benjamin Malaussène que l’on a envie d’apprendre par coeur et de réciter sur une scène de théâtre.

Cette fois ci ce n’est pourtant pas un membre de la tribu qui occupe la place centrale. C’est Pépère et « Pépère, c’est Pépère » comme dit le répertoire des personnages. C’est le chef des méchants, « il a la mort dans le sang ». Il est bien entouré, ou mal entouré, cela dépend de quel côté on se place. Kamel, Kébir, Léo, Marguerite l’assistent et tous, qui n’ont pas ses facultés de détachement, vont susciter des situations gênantes et compromettantes. On n’a guère envie de vous en raconter plus, et à dire vrai on aurait du mal, tant cela court, galope des Fruits de la Passion, un orphelinat à la Quincaillerie où habite la famille Malaussène. Même les cadavres avec Pennac donnent souvent envie de sourire et leur trépas glisse jusqu’à la ligne suivante avec une facilité désarmante.

L’auteur nous dit dans son titre lui même qu’il s’agit là de son dernier Malaussène. Le lecteur n’est pas obligé de le croire car tous les membres de la fratrie ne sont pas morts en 2023, loin de là, et « tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir ». Et tant qu’il y a de l’espoir, on peut penser que Pennac, pris de remords, se remettra au travail pour que nous puissions de nouveau nous glisser sous la couette en écoutant de belles histoires.